La fin de l’utopie kibboutz, partie 1. Le massacre du kibboutz de Nir Oz est un des pires commis le 7 octobre. Aujourd’hui, cinq habitants sur les 415 qui y résidaient continuent de vivre parmi leurs fantômes, dans l’espoir de faire renaître leur idéal de paix. Nous sommes allés à leur rencontre.
Il n’y a plus personne à Nir Oz. Le temps s’est arrêté le 7 octobre 2023, à 6 h 29 du matin. 117 des quelque 300 habitants du kibboutz présents ce jour-là ont été tués ou kidnappés par le Hamas. Les maisons calcinées sont figées dans l’instant où les terroristes sont entrés pour brûler vifs hommes, femmes et enfants. À intervalles réguliers, pourtant, la terre tremble. Les roquettes tombent toujours sur la bande de Gaza, à 2 km de là, et rappellent que la guerre continue. Soudain, derrière une clôture planquée sous une montagne violette d’ipomées, une femme. Seule. Elle fait partie des cinq derniers habitants qui s’obstinent à vivre dans le kibboutz martyr.
Je découvre dans le kibboutz un petit éden doublé d’un enfer. Un an après le 7 octobre 2023, l’oeil danse un drôle de tango entre paradis et horreur. Ici, les histoires les plus tragiques se sont jouées dans les plus beaux bosquets. À droite d’un petit sentier propret, une famille a été assassinée, les deux parents par balle, les enfants asphyxiés par l’incendie dans la où ils s’étaient réfugiés. Là, derrière une explosion de lauriers roses, une grand-mère a été massacrée aux côtés de sa petite-fille autiste. Ce kibboutz, comme les autres, était une utopie. Parmi les premiers Juifs venus en Israël au début du xx eme siècle, certains ont voulu créer des sociétés miniatures à l’écart des maux du monde. Une utopie qui s’est fracassée contre la réalité de la guerre et gît éventrée sous un tas de cendres. Mais les derniers membres de Nir Oz refusent de partir. Il s’est passé tant de choses depuis le 7 octobre. Tant de vies ont été détruites, notamment à Gaza, tout près d’ici. Aller à Nir Oz et rencontrer les habitants qui sont revenus envers et contre tout, c’est aussi tenter de comprendre la folie qui habite Israël depuis un an.
Pour rejoindre le kibboutz, il a fallu laisser le monde </span>derrière soi, abandonner la densité urbaine de Tel-Aviv, ses immeubles et ses embouteillages, pour trouver une route de plus en plus déserte à mesure que l’on fonce vers le sud, à peine empruntée par quelques véhicules militaires et décorée de panonceaux, des photographies des otages plantées le long de la chaussée. Deux kilomètres avant l’arrivée, à Réim, un mémorial en hommage aux 364 victimes de la rave-party Nova, massacrées dans la poussière, sous les branches d’eucalyptus. Leurs visages sont affichés dans une cascade de fleurs, de drapeaux. Figés dans leur jeunesse éternelle, ils semblent d’autant plus beaux qu’ils ne seront jamais vieux. Un père embrasse la photo de sa fille. Le 7 octobre 2023, chaque Israélien a perdu un frère, un cousin, un ami, un voisin
La sexagénaire, les cheveux gris ramenés en un chignon lâche, est une de ces personnes qui ont toujours l’air calmes. Même lorsqu’elle nous raconte l’enfer en se roulant un joint, la jambe repliée sur la banquette bleue de sa maison un peu bohème. Elle est traiteur. Le 7 Octobre, donc, une grande journée de travail l’attend pour shabbat. Elle prépare le café quand elle entend des cris inhabituels à l’extérieur, quelque chose qui ressemble à de l’arabe. Sur le groupe WhatsApp du kibboutz, les habitants transcrivent en mots les hurlements qu’elle entend à l’extérieur. Elle apprend que son ami, le fils de la voisine, est mort, et cette première nouvelle est déjà insupportable. Son coeur bat à tout rompre, les minutes passent, elle attend que le service de sécurité du kibboutz, armé, intervienne. Mais il est déjà 8 heures, et Adiv comprend que s’ils ne sont pas encore venus la sauver, c’est qu’eux aussi sont morts. Des cris lui parviennent en écho, des explosions. Au bout d’une éternité, la situation semble enfin s’être calmée. Elle glisse une tête à l’extérieur. La maison voisine est encerclée de papiers et de couvertures, soigneusement disposés par les terroristes pour créer un bûcher géant prêt à s »embraser. Elle fait sortir le père et ses enfants terrés à l’intérieur. Une mère répète en boucle sur WhatsApp : « Où est ma fille ? Où est ma fille ? Quelqu’un peut aller voir ? » Adiv se presse. La dénommée Shani, 28 ans, est introuvable. Sa maison est retournée, mais il n’y a pas de traces de sang. Petit à petit, les habitants sortent. Mais les hommes du Hamas reviennent. Tout au long de la matinée, ils font des allers-retours avec les otages, et certains Gazaouis leur emboîtent le pas pour dévaliser les maisons. Aucune nouvelle des soldats. Nir Oz a été livré à lui-même des heures durant, ce qui explique l’ampleur du massacre.
Je me demande à quoi pouvait bien ressembler la vie entre toutes ces fleurs, dans cette oasis en plein désert, à quoi les terroristes ont voulu s’attaquer, quelles vies ont été volées. Adiv sort un album de photos et fait défiler ses souvenirs d’enfance. On la voit petite, sur des images en noir et blanc, en train de jouer dans le sable du kibboutz où elle est née. À l’époque, il n’y avait rien. Le tracteur passait et distribuait du lait aux mômes, qui dormaient dans des nurseries, jouaient avec des brouettes et des chariots en bois. Son père travaillait dans le BTP à Gaza, et l’emmenait parfois se baigner à Khan Younès, ville gazaouie aujourd’hui rasée. C’était à vingt minutes à peine en tracteur.« J’avais des amis palestiniens. C’était il y a longtemps » lâche-t-elle. Après son service militaire, elle part vivre à Tel-Aviv, puis à New York. Elle revient à Nir Oz à la quarantaine. « Ça a toujours été un endroit qui aspirait à la paix, avec des valeurs très fortes de solidarité et d’humanisme « poursuit-elle. « Il y a toujours eu beaucoup de culture, beaucoup de lecture. On formait une grande famille, on se connaissait tous. On a grandi dans cette idée de paix, là, et le fait d’être aussi près de Gaza n’y était pas pour rien. On se disait qu’il était possible de vivre tous ensemble. Souvent, on les entendait s’entraîner à tirer, mais on ne s’est jamais dit que c’était pour venir nous massacrer. »
Vers 13 heures, les terroristes sont partis, le kibboutz est un charnier à ciel ouvert. Adiv tente d’évacuer une femme et sa fille de leur maison en flammes, mais leurs blessures sont trop graves, elles succombent entre ses bras. Elle accepte de s’occuper des enfants de son voisin, parti se battre. L’aîné, âgé de 9 ans, a protégé son petit frère de 4 ans en le cachant dans le coffre d’un piano. Adiv réussit à les calmer, ils jouent au baccalauréat, parlent d’autre chose. Les petits finissent par s’endormir. Le jour est tombé, des soldats sont arrivés. L’un d’eux lui intime l’ordre d’éteindre le joint qu’elle vient de se rouler, c’est une zone sous contrôle militaire, les drogues ne sont plus tolérées. Elle tire une taffe et plante ses yeux dans ceux du soldat qui vient à peine de débarquer. « Alors, je t’explique, j’ai très envie de fumer, alors je vais continuer à fumer. » On lui propose d’être évacuée. « Et là, j’ai compris que je devais rester et témoigner. Que c’était ma responsabilité. Tout le monde était parti, il n’y avait plus que moi. Quelque chose s’est produit dans ma tête. Si je fuyais, quelle mémoire garderait-on des événements ? » explique-t-elle en sortant un nouveau sachet de beuh. Elle cite Lacan, la détermination du commencement. Ne jamais oublier ce qui s’est passé. « Je sais où je vis. Je vis à 2 km de Gaza, ça a un sens. Tout ça aurait pu être évité si on avait pris les bonnes décisions. Je me souviens de la guerre du Kippour, quand j’étais enfant. Tout a été enterré pendant cinquante ans. Je ne veux pas qu’on oublie ce qui s’est passé, qu’on n’en tire pas de leçon. Je reste ici pour nourrir les chats. Mais surtout pour garder vivante la mémoire de ce kibboutz. »
Trouver la force de revenir
L’autre habitant du kibboutz fantôme s’appelle Avi, et il ne tient pas en place. Il a 80 ans, un petit homme sec, noueux, qui nous trimballe dans son jardin pour nous montrer comment les balles des terroristes ont transpercé son cactus préféré. Il surgit d’une maisonnette ensevelie sous une jungle de plantes exotiques. « Je ne suis pas là pour des raisons politiques, je ne suis pas là pour de grandes raisons, je suis là pour montrer que ce n’est pas dangereux de rester ici, que ce n’est pas un endroit maudit » , annonce-t-il d »emblée. À 6 h 30, ce samedi 7 octobre, il entend d’abord les roquettes. Puis il écarte les rideaux et voit une grand-mère violemment emmenée par des terroristes.
Tout le monde hurle, en hébreu, en arabe. « Ils ont envahi le kibboutz, ils étaient partout » se souvient Avi. Il empoigne alors son arme, ouvre la porte et se dirige vers l’extérieur d’un pas décidé. Erreur. « Je ne savais pas qu’il y avait des centaines de personnes. » Il tire trois fois, puis se jette à plat ventre sur le sol. Un homme du Hamas brandit sa kalachnikov et vide son chargeur, les balles le frôlent, rebondissent sur les murs de la maison et, miracle, l’évitent. Le vieil homme se rue à l’intérieur et rejoint son épouse. Ils s’allongent par terre. Les terroristes tirent sur la fenêtre, et leurs balles transpercent la porte blindée. Les heures passent. Il fait chaud, il n’y a pas de lumière, ni d’air conditionné. Le couple suffoque. Ils songent à leurs enfants, adultes, qui, par chance, n’étaient pas au kibboutz ce jour-là. Vers 11 heures, le couple ose passer une tête à l’extérieur pour respirer un peu. La maison a été pillée, saccagée. On a volé des brouettes, des vélos, des outils. À la fin de la journée, seulement, les soldats arrivent et les exfiltrent, direction Eilat, à l’extrême sud du pays.
Quelques jours avant de parler avec Adiv et Avi, j’y rencontrais Michal, une sage-femme et psychologue qui a été mobilisée dans cette ville touristique pour prendre en charge les personnes évacuées des kibboutz attaqués, preuve supplémentaire que ce pays tient dans un mouchoir de poche, et que personne n’a, de près ou de loin, été épargné par les événements de ce jour-là. Après l’arrivée des réfugiés, les grands resorts d’Eilat sont comme pétrifiés. Les piscines sont désertes. La mer Rouge brille pour rien. Chacun est muré dans sa chambre, sidéré. « Le kibboutz, c’est une identité. C’est une maison, un lien avec la terre, avec les autres. Vous appartenez à une communauté, et c’est votre identité. Ces personnes vivaient près de la frontière, ils fréquentai » Une grand-mère ne cessait de me répéter : « Si je vis dans un appartement, comment vais-je faire pour nettoyer mon sol et vider mon seau ?ent des Palestiniens venus travailler au kibboutz. Ces communautés cherchaient une façon de vivre en paix. Et tout ça s’est effondré » explique Michal. « Ils ne peuvent revenir sur les lieux d’un massacre, mais ne peuvent vivre ailleurs que dans le paradis pour lequel ils ont sué toute leur vie. Les heures passent dans l’univers climatisé d’Eilat . »
Comment Avi, lui, a-t-il trouvé la force de revenir quand tous les autres ont été relogés ailleurs ? Pour l’instant, il ne veut pas en parler. Il s’agite, nous fait signe de monter dans sa voiturette de golf et nous partons zigzaguer entre les allées. « Je vais vous montrer ce que nous avons construit. Si vous aviez vu à quoi ressemblait le kibboutz avant, vous seriez jalouse ! » Il freine devant le réfectoire, passe en silence devant les portes brisées par les impacts de balle, les boîtes aux lettres barrées d’une pastille rouge, signe que leurs propriétaires ont été tués, et nous ouvre d’un air plutôt fier la grande salle de réception. « C’est ici que nous faisions toutes nos fêtes et prenions nos repas. » Il se dirige vers le grand silo recouvert d’un immense drapeau israélien.
Avi est arrivé en 1963. Son histoire est celle du kibboutz, qui, par ricochet, est aussi celle d’Israël. Dès le début du xx eme siècle, sous l’impulsion de mouvements de jeunesse socialistes, des Juifs sont venus s’installer en Israël pour fuir l’antisémitisme, les pogroms et les ravages du capitalisme. Ils ont fondé des petites communautés collectivistes basées sur le partage des biens et le travail de la terre. Ils rêvent d’une société nouvelle. Une utopie sioniste, laïque, socialiste, l’espoir de tout recommencer. « Il n’y avait rien, c’était le désert, mais c’était chez moi » répète Avi en repassant devant sa maison. L’oeuvre d’une vie, marquée au feutre d’un numéro par les militaires, cicatrice indélébile du 7 Octobre. « Nous n’avions que deux valeurs : la communauté et l’égalité. Tout était à construire. Mais on ne travaillait pas pour l’argent : on travaillait pour une idée. » Petit à petit, le kibboutz prend forme, maison après maison, champ après champ. Avi se marie, sa femme met au monde quatre enfants. « On savait qu’on vivait près de Gaza. J’aurais pu vivre dans un autre kibboutz, j’ai choisi celui-là. On pensait qu’on pouvait cohabiter tous ensemble. Je le pense toujours. »
Revenir pour résister
Avi continue sa drôle de visite guidée accélérée, qui prend une tournure presque comique face au désastre qu’il ignore avec superbe. Il passe devant les maisons incendiées sans faire de commentaire, puis marque un arrêt prononcé devant les baraquements en bois, vestiges des premiers jours du kibboutz. Il nous fait signe de nous dépêcher de remonter à bord de sa voiturette et prend la direction d’un petit promontoire au-dessus d’une ruine particulièrement glauque. De la maison de retraite qui s’y trouvait ne reste plus qu’un carrelage bleu recouvert de cendre. Comme une relique ou un trône, se dresse au milieu de la pièce un déambulateur carbonisé. Mais Avi ne fait aucune remarque, monte l’escalier et désigne un grand champ laissé à l’abandon. « Ici, autrefois, on faisait pousser 12 tonnes de patates par an ! »
« C’est une visite avec le CE de notre entreprise, explique un homme. On a vécu une deuxième Shoah. J’ai besoin de voir tout ça de mes propres yeux pour faire mon deuil. » À l’entrée du kibboutz, un bus marque l’arrêt. En descendent une quinzaine de journalistes américains, portugais, espagnols venus assister au tour guidé qu’Irit, la porte-parole du kibboutz, assure tous les lundis après-midi. « Ici, vous pouvez voir le sol brûlé du parking. Les terroristes ont commencé par mettre le feu aux voitures pour nous empêcher de fuir » explique-t-elle sous les flashs des appareils photo.
Avi nous somme de presser le pas. Il ouvre les portes du nouveau réfectoire, une modeste cantine qui vient à peine de se remettre à fonctionner. À l’intérieur, on découvre une vingtaine de personnes, des travailleurs, des ingénieurs qui oeuvrent à retaper le kibboutz. Enfin, Avi consent à parler de nouveau. « Je viens quatre jours par semaine. Ceux qui ont la force doivent revenir, sinon personne ne reviendra. Les Américains ont bien largué deux bombes atomiques sur le Japon, les Japonais se sont relevés. Je veux faire revivre l’endroit. Ils ont détruit 100 maisons, et on va les reconstruire. Il va y avoir une nouvelle génération. Nir Oz va revivre. Mais il ne faut pas oublier. Jamais. Il s’agit aussi de faire la paix avec les Arabes. Je continue à y croire. » Je comprends alors qu’Adiv comme Avi ne sont pas des fantômes, au contraire, ils sont vivants, tellement vivants qu’ils peuvent vivre au milieu de l’horreur, préparer l’avenir et, surtout, défendre une idée de paix qui fait défaut à tant d’Israéliens depuis le 7 Octobre. Combien sont-ils à répéter que désormais il n’y a plus de paix possible ? Nos deux gardiens de Nir Oz n’ont pas renoncé. Avi ajoute : « Je n’ai pas de sentiments. En revanche, j’ai une mission. » Au loin, de nouvelles roquettes explosent sur Gaza.
Coline Renault